Chapitre premier : "UN ÉCUEIL FUYANT"
Chapitre II : "LE POUR ET LE CONTRE"
Chapitre III : "COMME IL PLAIRA A MONSIEUR"
L'année 1866 fut marquée par un événement bizarre, un phénomène
inexpliqué et inexplicable que personne n'a sans doute oublié.
Sans parler des rumeurs qui agitaient les populations des ports et
surexcitaient l'esprit public à l'intérieur des continents, les gens de
mer furent particulièrement émus. Les négociants, armateurs, capitaines
de navires, skippers et masters de l'Europe et de l'Amérique, officiers
des marines militaires de tous pays, et, après eux, les gouvernements
des divers États des deux continents, se préoccupèrent de ce fait au
plus haut point.
En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s'étaient rencontrés
sur mer avec «une chose énorme,» un objet long, fusiforme, parfois
phosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu'une baleine.
Les faits relatifs à cette apparition, consignés aux divers livres
de bord, s'accordaient assez exactement sur la structure de l'objet
ou de l'être en question, la vitesse inouïe de ses mouvements, la
puissance surprenante de sa locomotion, la vie particulière dont il
semblait doué. Si c'était un cétacé, il surpassait en volume tous ceux
que la science avait classés jusqu'alors. Ni Cuvier, ni Lacépède, ni
M. Dumeril, ni M. de Quatrefages n'eussent admis l'existence d'un tel
monstre,—à moins de l'avoir vu, ce qui s'appelle vu de leurs propres
yeux de savants.
A prendre la moyenne des observations faites à diverses reprises,—en
rejetant les évaluations timides qui assignaient à cet objet
une longueur de deux cents pieds, et en repoussant les opinions
exagérées qui le disaient large d'un mille et long de trois,—on
pouvait affirmer, cependant, que cet être phénoménal dépassait de
beaucoup toutes les dimensions admises jusqu'à ce jour par les
ichthyologistes,—s'il existait toutefois.
Or, il existait, le fait en lui-même n'était plus niable, et, avec ce
penchant qui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra
l'émotion produite dans le monde entier par cette surnaturelle
apparition. Quant à la rejeter au rang des fables, il fallait y
renoncer.
A l'époque où ces événements se produisirent, je revenais d'une
exploration scientifique entreprise dans les mauvaises terres du
Nébraska, aux États-Unis. En ma qualité de professeur-suppléant au
Muséum d'histoire naturelle de Paris, le gouvernement français m'avait
joint à cette expédition. Après six mois passés dans le Nébraska,
chargé de précieuses collections, j'arrivai à New-York vers la fin de
mars. Mon départ pour France était fixé aux premiers jours de mai. Je
m'occupais donc, en attendant, de classer mes richesses minéralogiques,
botaniques et zoologiques, quand arriva l'incident du _Scotia_.
J'étais parfaitement au courant de la question à l'ordre du jour, et
comment ne l'aurais-je pas été? J'avais lu et relu tous les journaux
américains et européens sans être plus avancé. Ce mystère m'intriguait.
Dans l'impossibilité de me former une opinion, je flottais d'un extrême
à l'autre. Qu'il y eût quelque chose, cela ne pouvait être douteux,
et les incrédules étaient invités à mettre le doigt sur la plaie du
_Scotia_.
A mon arrivée à New-York, la question brûlait. L'hypothèse de l'îlot
flottant, de l'écueil insaisissable, soutenue par quelques esprits peu
compétents, était absolument abandonnée. Et, en effet, à moins que cet
écueil n'eût une machine dans le ventre, comment pouvait-il se déplacer
avec une rapidité si prodigieuse?
De même fut repoussée l'existence d'une coque flottante, d'une énorme
épave, et toujours à cause de la rapidité du déplacement.
Trois secondes avant l'arrivée de la lettre de J.-B. Hobson, je ne
songeais pas plus à poursuivre la Licorne qu'à tenter le passage du
Nord-Ouest. Trois secondes après avoir lu la lettre de l'honorable
secrétaire de la marine, je comprenais enfin que ma véritable vocation,
l'unique but de ma vie, était de chasser ce monstre inquiétant et d'en
purger le monde.
Cependant, je revenais d'un pénible voyage, fatigué, avide de repos.
Je n'aspirais plus qu'à revoir mon pays, mes amis, mon petit logement
du Jardin des Plantes, mes chères et précieuses collections! Mais rien
ne put me retenir. J'oubliai tout, fatigues, amis, collections, et
j'acceptai sans plus de réflexions l'offre du gouvernement américain.
«D'ailleurs, pensai-je, tout chemin ramène en Europe, et la Licorne
sera assez aimable pour m'entraîner vers les côtes de France! Ce digne
animal se laissera prendre dans les mers d'Europe,—pour mon agrément
personnel,—et je ne veux pas rapporter moins d'un demi-mètre de sa
hallebarde d'ivoire au Muséum d'histoire naturelle.»
Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narwal dans le nord de
l'Océan Pacifique; ce qui, pour revenir en France, était prendre le
chemin des antipodes.
Emma Beaugeard, L2 Design, Pratique 2D, université Toulouse II – Jean Jaurès, 2018-2019
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